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Agnieszka Żuk, professeure agrégée de polonais et traductrice littéraire, a conçu et coordonné cette année aux éditions Noir sur Blanc Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne. Ce volume rassemble dix-sept textes d’auteurs polonais et un d’une auteure ukrainienne, qui abordent différents aspects de la culture polonaise contemporaine. Rassemblés et, dans leur grande majorité, écrits à destination du public francophone, ces textes (dont les auteurs comptent des figures intellectuelles importantes de la Pologne contemporaine) brossent un tableau vivant de la culture polonaise contemporaine et des tensions qui la parcourent et la font vivre. Les quatre entretiens que nous publions cette semaine proposent un aperçu de la démarche et du contenu de cet ouvrage.
Dimitri Garncarzyk : L’article d’Iwona Kurz, « Un air empoisonné par le génocide », résonne particulièrement en 2019. L’hiver dernier, un colloque de l’EHESS consacré à la recherche sur la Shoah en Pologne a été perturbé par des nationalistes polonais. Cet événement est le dernier épisode d’un feuilleton identitaire qui se joue à l’échelle européenne, et qui inclut aussi des lois mémorielles ou la reprise du mot-dièse #GermanDeathCamps par le gouvernement polonais sur les réseaux sociaux. Pour reprendre une expression familière aux Français, c’est certainement le symptôme d’« un passé qui ne passe pas », mais la situation polonaise est très différente du rapport français à Vichy et à la collaboration. D’abord, comme le soulignent à l’envi les nationalistes, il n’y avait plus de gouvernement polonais en Pologne, les nazis ayant mis en place le Generalgouvernement dès octobre 1939. Ensuite, rappelle I. Kurz, la Shoah est un « paramètre par défaut » de la culture polonaise contemporaine parce qu’elle s’inscrit aussi dans l’histoire longue et conflictuelle des rapports entre Polonais et Juifs dans les territoires de l’ancienne République nobiliaire.
Le mythe romantique de la Pologne martyre, largement réactivé aujourd’hui par la droite nationaliste, suggère que dans la société polonaise de l’époque des Partages (1772-1795) nobles, serfs et Juifs vivaient dans un voisinage harmonieux, unis par leur polonité dans la résistance aux puissances annexantes. Un texte fondateur de cette idée est le « concert des concerts » au douzième chant de Pan Tadeusz, où l’aubergiste juif Jankiel, virtuose du cymbalum, joue aux fiançailles des héros (catholiques) du poème, Tadeusz et Zosia, en présence du maréchal Dąbrowski (voir ici la séquence correspondante dans l’adaptation cinématographique d’Andrzej Wajda). Cette vision romantique, iréniste et idéalisée, de la société de l’ancienne Pologne, qui nourrit le nationalisme contemporain, est en contradiction flagrante tant avec la mémoire juive (transmise par exemple par la littérature yiddishe) qu’avec des travaux historiques sur la Seconde Guerre mondiale – notamment ceux de Jan Gross, auteur en 2000 de Sąsiedzi (Les Voisins). L’article d’I. Kurz me semble particulièrement bienvenu en ce qu’il montre bien en quoi le conflit autour de la mémoire du génocide est vécue différemment en Pologne, et s’inscrit dans une problématique culturelle spécifique.
Agnieszka Żuk : Le mythe de la Pologne martyre et victime innocente, sacrifiée pour la liberté des autres peuples a été en effet forgé sous le Romantisme à l’époque où le pays, divisé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, était rayé des cartes. Cette image consolatrice que la Pologne s’est forgée d’elle-même, fondée sur le sacrifice et l’héroïsme, a sûrement été nécessaire à la survie du peuple polonais jusqu’à ce que le pays regagne son indépendance en 1918. Il a permis de donner un sens aux Partages, à la souffrance, il a permis de serrer les dents et durer, de se lever plus d’une fois contre un ennemi plus puissant dans un combat inégal et voué à l’échec.
Le problème c’est qu’il n’y a jamais eu de bon moment pour examiner d’une façon critique cette image qui magnifie et embellit l’histoire tout en possédant certes des éléments de vérité. Après une brève période d’indépendance entre 1918 et 1939 est arrivée la Seconde Guerre mondiale – et ensuite la Pologne est devenue un pays satellite de l’URSS. Si des écrivains et intellectuels comme ne serait-ce que Witold Gombrowicz ou Czesław Miłosz s’attaquent à certains mythes nationaux, sous la Pologne Populaire, la recherche indépendante n’existe pas, le passé devient plus que jamais un objet de manipulations. Ce n’était pas un bon moment non plus pour déconstruire les mythes nationaux.
Comme nous l’avons vu lors de la conférence à l’EHESS, malgré les recherches historiques qui battent leur plein en Pologne depuis le changement du régime en 1989 et l’immense travail fait, ne serait-ce que par la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah, il y a de nombreux Polonais qui ont du mal à admettre les faits sur la participation des Polonais à l’extermination de leurs voisins juifs.
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À la lumière de ces recherches, les Polonais, qui se sont longtemps considérés comme « observateurs innocents » apparaissent comme des « spectateurs participants » de la Shoah. Il est bien évidemment difficile de se confronter à ce récit, de l’articuler au récit auquel on s’était habitué, sans parler d’endosser le nouveau rôle et d’en assumer la responsabilité. Surtout que les Polonais ont eux-mêmes payé un lourd tribut sous l’Occupation et qu’ils ont combattu et résisté. Il faut également noter que la Pologne est le troisième pays après l’Allemagne et la France, et le seul parmi les anciens pays communistes, à avoir affronté la question de sa participation dans la Shoah, ouvrant ainsi la voie à la construction d’une mémoire partagée.
L’image idéalisée du peuple polonais a la peau dure. À cette image d’Épinal s’ajoute une autre : celle d’une Pologne multiculturelle et multiconfessionnelle, terre d’accueil et de tolérance. Celle-ci aussi est enracinée dans l’histoire, cette fois-ci de la première République de la Pologne et possède elle aussi des éléments de vérité. Nous savons pourtant aujourd’hui que les relations entre différents peuples de la République nobiliaire étaient loin d’être idylliques. Notamment celles entre les nobles et les serfs, ou encore les Polonais et les Juifs.
La Shoah s’est déroulée sur le sol polonais, dans les structures concentrationnaires mais aussi hors de ces structures. Avant la Seconde Guerre mondiale, la Pologne était habitée par la diaspora juive la plus importante au monde, plus de trois millions de personnes.
Andrzej Leder, auteur dans Hourras et désarrois de « La classe moyenne en Pologne. L’hégémon aux pieds d’argile », met l’accent sur un autre aspect de la situation polonaise. Il développe son idée dans La Révolution des somnambules (Prześniona rewolucja), ouvrage paru en 2015 et largement débattu en Pologne. Andrzej Leder avance que la Shoah a été à l’origine d’une révolution sociale entamée par les nazis et poursuivie par les Soviétiques. Elle a ouvert la voie d’un avancement social à des masses paysannes qui s’étaient alors appropriées les biens de leurs voisins juifs et leurs places dans la division du travail. Le sentiment trouble de culpabilité et de honte qu’a laissé l’expérience du pillage des biens juifs et de la participation active à la Shoah n’a jamais été exprimé. On a essayé de ne pas s’en souvenir.
Iwona Kurz dit que la Shoah fait partie des « paramètres par défaut » de la culture polonaise parce qu’elle la hante. Comme ce spectre du voisin assassiné qui est devenu une nouvelle figure clé de l’imaginaire culturel polonais. Si la Shoah fait partie de la culture polonaise comme le catholicisme ou les pierogi, c’est uniquement parce qu’elle s’impose comme sa partie intégrante mais en même temps, contrairement au catholicisme ou aux pierogi, elle constitue en quelque sorte son revers sous-terrain ou fantomatique.
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Au travers de leur travail, les artistes polonais cités par Iwona Kurz s’accordent pour dire que les échos de la mémoire de la Shoah continuent à résonner dans la Pologne d’aujourd’hui. Comme le dit l’auteure, « ils agissent sur le corps, la pensée et la langue ». Les Voisins de l’historien polonais Jan Gross, paru en 2000 et portant sur le massacre perpétré en 1941 par les habitants du village de Jedwabne sur leurs voisins juifs, marque une césure essentielle dans la réflexion polonaise sur la Shoah. Pour savoir où nous en sommes, on peut se demander, comme le fait à la fin de son essai Iwona Kurz : « combien de temps il faut pour assainir l’air après la catastrophe, pour reconnaître les torts et enterrer les morts ? »
D. G. : Votre recueil invite à remettre en question l’opposition classique entre culture urbaine (cosmopolite et laïcisée) et terroirs (conservateurs et religieux). Le meilleur exemple est peut-être le texte que le critique Stach Szabłowski consacre au parcours de Daniel Rycharski. Cet artiste gay a choisi de résider dans son village natal, en Mazovie, et de travailler en lien avec ses concitoyens ; il reste aussi attaché à la foi catholique. Son parcours personnel comme son œuvre sont un cas exemplaire qui permet de voir et d’interroger, très concrètement, les tensions au sein de la société polonaise…
A. Ż. : Le travail de Daniel Rycharski est exceptionnel à plusieurs titres. Tout d’abord, en donnant la voix à la campagne, non seulement il permet à la population rurale de participer à l’art contemporain dont elle avait été exclue, aussi bien comme sujet de représentation que destinataire, mais il rappelle aussi que le monde paysan, son identité et son passé, rejeté ou honteusement caché il n’y a pas si longtemps encore, font partie intégrante de l’identité polonaise, et que sans la réappropriation du passé paysan, la modernisation de la société polonaise se fera de plus en plus difficilement.
Il rappelle également qu’il est essentiel aujourd’hui de comprendre le monde rural, majoritairement conservateur, religieux et nationaliste, tant la province (comprise au sens large) tend à s’exprimer de plus en plus puissamment, pas seulement en Pologne mais aussi ailleurs dans le monde.
Le travail artistique de Daniel Rycharski s’articule autour des trois aspects de son identité : la ruralité, le catholicisme et l’homosexualité. Étant donné l’impasse dans lequel se trouve aujourd’hui la société polonaise, divisée en deux camps prêts à se sauter à la gorge et incapables de communiquer, cet artiste réussit l’impossible. Faisant exclusivement de l’art participatif, il collabore au quotidien avec toutes sortes de personnes, y compris ou peut-être surtout celles qui sont aux antipodes de ce qu’il est lui. Il est intéressant de voir qu’il est possible dans ces conditions de produire une œuvre alors qu’a priori les collaborateurs ne devraient pas s’entendre, comme c’était entre autres le cas de la porte commémorant le cent cinquantième anniversaire de l’abolition du servage et peinte aux couleurs de l’arc-en-ciel par les habitants du village de Kurówko et l’artiste.
La Villa Arson à Nice consacre, du 15 novembre 2019 au 12 janvier 2020, une exposition à l’œuvre de Daniel Rycharski, intitulée La goutte creuse la pierre. En résidence en France depuis septembre 2019, l’artiste a produit de nouvelles œuvres en s’appuyant aussi sur le contexte local.
L’Église catholique est à l’origine d’une violente campagne anti-LGBT qui fait rage en Pologne depuis plusieurs mois. Je n’exagérerais pas en disant qu’elle incite ouvertement à la haine et à la violence envers les personnes LGBT, les agressions se multiplient, comme ne serait-ce qu’en ce mois d’août lors de la marche de fiertés à Białystok. Les LGBT sont devenus un carburant électoral, instrumentalisés aussi bien par les conservateurs que par les progressistes. Daniel Rycharski, qui a longtemps œuvré à ce que les personnes LGBT trouvent leur place au sein de l’église catholique, et, comme il le dit lui-même, espérait que l’église évolue, n’en fait plus partie aujourd’hui. Issu de la culture rurale, fortement religieuse, il puise dans l’univers et dans la symbolique catholique dans son travail, mais se prononce aujourd’hui en faveur de l’humanisme laïc qui selon lui est le seul à permettre de sauver les valeurs spirituelles et de les rechercher à travers l’aide fraternelle quotidienne, au-delà des clivages, à tous ceux qui sont en difficulté.
D. G. : Certains articles sont moins évidemment politiques. Par exemple, le texte de Piotr Marecki sur le smog cracovien est beaucoup plus une méditation, souvent poétique, sur une donnée du quotidien dans une grande ville polonaise. En arrière-plan, cependant, on perçoit le débat sur le charbon, la place grandissante mais encore fragile de l’écologie dans le débat public polonais ; P. Marecki fait explicitement référence à des initiatives citoyennes (comme la constitution d’un livre du smog, Sezon grzewczy (La saison du chauffage), en 2018), qui ont leurs équivalents dans d’autres grandes villes polonaises (à travers le collectif Miasto jest nasze _à Varsovie, par exemple). Un texte comme celui-ci propose d’entrer de biais dans une problématique politique par l’art, par le quotidien…
A. Ż. : L’environnement fait partie des sujets qui clivent en Pologne. Pour ne citer que le smog qui constitue un problème majeur dans les villes et villages polonais en hiver. Alors que l’air est souvent littéralement irrespirable en cette période de l’année, entre autres à Cracovie, les autorités polonaises ne cessent d’affirmer leur soutien à l’industrie du charbon et minimisent l’impact de la pollution de l’air sur la santé. Face au défi planétaire du réchauffement climatique, lors de la COP 24 qui s’est tenue en 2018 en Pologne, le pavillon polonais était décoré avec du charbon et on y servait du gibier ! Qu’y a-t-il mieux que les bonnes vieilles traditions ?
Le texte sur le smog n’est pas le seul dans Hourras et désarrois à aborder les questions politiques par le biais de la création artistique. Dans le cas du smog, il est cependant surtout question d’une large gamme d’activités artistiques ou para-artistiques qui pour la plupart relèvent de l’activisme. Leur but est non seulement de témoigner de la façon dont la pollution transforme la vie des habitants de Cracovie au quotidien et influence leur façon de penser, leur comportement et leur langage mais aussi de sensibiliser et d’alerter sur les dangers qu’elle comporte.
À travers ce texte nous pouvons voir l’immense inventivité qui caractérise ces initiatives. En commençant par le smog watching, la nouvelle lubie des jeunes Cracoviens qui consiste à observer les nuages de pollution à partir d’endroits choisis de la ville, en passant par l’application « Poème smogueux » de Leszek Onak. Ce logiciel fonctionne en temps réel avec Internet et « réagit » à la pollution de l’air. Par exemple la présence des particules PM10 dans l’air génère des interférences et des erreurs dans le texte que lit l’utilisateur. En cas de haute concentration de poison dans l’air, les humains et les animaux disparaissent des articles que l’internaute lit et sont remplacés par des noms d’objets inanimés. La saison du chauffage, livre écrit par la ville de Cracovie et initié par Korporacja Ha !art, a permis aux habitants de s’exprimer à ce sujet, de dire, avec leurs propres mots, comment ils vivent le smog au quotidien. Le texte montre comment le smog perce le tissu du quotidien, notamment avec l’apparition de nouvelles habitudes mais aussi par l’évolution du langage quotidien qui se l’approprie. Il faut dire que ce sont justement les initiatives citoyennes qui permettent non seulement une évolution dans la perception des dangers liés au smog mais aussi une évolution dans la législation.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.